Collecte alimentaire, s’organiser et s’entraider

Les files s’allongent, plus de 1112 étudiants à l’université de Montpellier ont reçu quelques denrées lors d’une distribution alimentaire le 10 octobre 20231. Partout en France, sur les lieux d’études, les étudiants s’auto-organisent, souvent autour de syndicats, parfois autour d’associations et quelquefois sans structure. Dans tous les cas, l’idée est identique : s’organiser et s’entraider.

Des organisations comme le Secours populaire ou les Restos du cœur ont un fonctionnement semblable : des bénévoles collectent les produits dans les supermarchés auprès du public ou auprès des magasins eux-mêmes. Il arrive que les associations, via les dons et les aides financières, achètent des marchandises pour pallier au manque de produits disponibles. Puis, les personnes souhaitant être bénéficiaires doivent prendre rendez-vous avec la structure et justifier de leur situation : justifier d’être pauvre.
Ce modèle traditionnel est bousculé par de nouvelles organisations comme l’Union Pirate, un syndicat étudiant créé à Rennes et qui s’est par la suite constitué dans toutes les universités de Bretagne et même au-delà. La méthode est simple pour ceux qui organisent et pour ceux qui veulent bénéficier d’une aide. Elle est sans condition ni justificatif à présenter au préalable.

Ce modèle d’action, complémentaire des organisations comme le Secours populaire, prend acte d’une précarité accrue de la population, notamment dans la jeunesse qui est le public visé par l’Union Pirate. Les étudiants boursiers galèrent : les étudiants non boursiers également. Qu’un jeune soit rattaché fiscalement à ses parents ne veut pas dire qu’il possède de l’argent ou qu’il reçoit une aide de ses proches. Ces nouvelles organisations considèrent qu’une grande partie de la population n’est pas prise en compte dans les données et que, majoritairement, la jeunesse est précaire : 53% des 18-24 ans l’est2.

Cette précarité généralisée est accentuée par les sociétés de contrôle3, du fait de l’affaiblissement de l’État social concomitant. Les sociétés de contrôle organisent la gestion de la faim en France où des millions de personnes sont dépendantes de l’aide alimentaire. Dans notre pays, on dénombre entre 5 et 9 millions de pauvres4. Ne pas demander de justificatif de pauvreté témoigne d’un changement significatif articulé aux changements traversant nos sociétés : la jeunesse est pauvre. En 2018, 50% des 18-29 ans qui ont quitté le domicile familial touchent moins de 930 euros et 10% moins de 325 euros par mois5. Le seuil de pauvreté en 2021 était fixé à 1158 euros par mois : la jeunesse est touchée massivement par la pauvreté. Dans ces circonstances, demander un justificatif n’est pas adapté aux situations individuelles. D’autre part, un sentiment d’humiliation à venir chercher de l’aide, augmenté par le fait d’avoir à prouver sa précarité, dissuade un certain nombre de personnes d’y recourir alors qu’elles en auraient besoin. Les distributions de l’Union Pirate, avec leur simplicité, tendent à dépasser ce sentiment négatif. Des tables sont mises en place dans des lieux visibles et de passage, les gens apportent un sac et repartent avec des produits. Cette simplicité convie à rentrer dans la file. Voir des camarades de cours faire également la queue pour quelques produits permet de prendre conscience individuellement et collectivement de la pauvreté et donc de casser cette barrière d’humiliation à venir demander de l’aide. De la même manière, cela invite des étudiants qui aujourd’hui n’ont pas de problèmes à venir demain s’ils en rencontrent.

En publiant son texte sur les sociétés de contrôle en 1990 dans L’Autre Journal, Gilles Deleuze s’intéressait aux transformations en cours dans la société française, plus précisément à la « crise des institutions » qui désorganise le fonctionnement de nos structures et rend les contre-pouvoirs développés par les populations désuets et incapables de répondre aux transformations qui s’opèrent. On assiste en effet depuis plusieurs décennies au désarmement des structures traditionnelles pour lutter contre les oppressions et créer une force de résistance. Des résistances sont cependant à l’œuvre et l’entraide cherche à se renouveler au travers de méthodes connues mais repensées pour s’adapter à une société qui se transforme.

À l’instar de l’Union Pirate, de nouvelles structures cherchent à repenser les formes d’action collective, que ce soit Les Soulèvement de la Terre ou La France insoumise qui fédère une force militante importante sans pour autant avoir un système d’adhésion (l’adhésion est un symbole des organisations mises en place avec les sociétés disciplinaires6, le parti de masse correspondant au syndicat, lequel se pense d’abord à partir de la forme de l’entreprise industrielle). L’Union Pirate, à la différence des Soulèvement de la Terre ou de La France insoumise possède un système d’adhésion. Son importance est très relative, et ne constitue pas un objectif en soi, mis à part pour la section rennaise. Le point commun entre ces organisations est de sortir de certaines formes habituelles de militantisme pour penser les actions dans le cadre des sociétés actuelles. La collecte alimentaire et la distribution des produits sont ainsi repensées dans ce cadre.

Les structures de types traditionnel, comme la CGT, la CFDT, l’UNEF, SOS racisme, le Parti socialiste et tant d’autres, apparaissent inadaptés pour les luttes actuelles. Gilles Deleuze évoquait déjà dans son texte de 1990 « l’inaptitude des syndicats » qui se sont fondés contre « les disciplines » et les « milieux d’enfermement ». Cette inaptitude à lutter dans ce nouveau cadre facilite le recul des droits sociaux et une précarisation accrue des travailleurs et travailleuses. Lorsque l’on voit le résultat de la mobilisation sans précédent contre la réforme des retraites, la remise en cause des structures traditionnelles d’organisation semble devoir se poser.

Cela ne veut pas dire mettre à la poubelle des décennies de construction sociale, mais considérer les propositions de nouvelles formes d’organisation. Dans le cadre des mobilisations contre les méga-bassines, organisées notamment par Les Soulèvements de la Terre, ce sont des milliers de personnes qui ont convergé de toute la France, et même d’ailleurs, vers un lieu spécifique. C’est cela qui distingue un tel rassemblement d’une marche nationale organisée par les syndicats. De telles pratiques peuvent inviter à des convergences d’action. La mobilité, à différents niveaux, dans les luttes, est l’un des enjeux de notre époque. Cette mobilité donne une puissance aux mouvements de résistance avec une visibilité considérable.

Ce rapport à la mobilité peut reposer sur d’autres formes d’action. Lors de la réforme des retraites, la grève massive et reconductible n’a pas eu lieu et cela commence à faire bien longtemps que le camp syndical n’a pas gagné de victoire majeure. Peut-être y a-t-il un besoin de repenser la grève lorsqu’il s’agit de combats nationaux ? Lors de ce mouvement d’ampleur, une organisation spécifique a pris forme à Marseille, incluant cette idée de mobilité avec des grèves tournantes. Un secteur se met en grève tel jour, puis un autre, puis un autre, de telle sorte à bloquer la chaîne de production et d’approvisionnement. Cela limite la perte de salaire et peut permettre à la grève de durer plus longtemps. Cette rotation n’a pas été généralisée, les structures syndicales manquant de souplesse pour permettre l’auto-organisation. L’autre moment de mobilité spectaculaire durant cette mobilisation a correspondu à l’utilisation de l’article 49 alinéa 3 (16 mars 2023) . Des individus se sont auto-organisés pour manifester en mettant en place des stratégies de résistance face à la répression policière. Cela se caractérise par une mobilité des individus, une capacité à se mouvoir dans la ville avec aisance. Lorsque les forces de l’ordre réprimaient, les collectifs spontanés se déplaçaient en petits groupes pour se retrouver en plus grand nombre dans un autre endroit.

Si les structures traditionnelles veulent pourvoir influer sur les sociétés de contrôle, il faut permettre la création d’espaces de réflexion pour engendrer des victoires sociales et écologiques à l’heure de l’Anthropocène, tant la question écologique gagne en centralité et devient incontournable pour ce qui est de l’organisation des sociétés humaines.

Rien n’est figé. Il a fallu du temps pour trouver la forme des partis politiques de masse et des syndicats pour mobiliser massivement et créer un pouvoir de résistance. Nous pouvons imaginer un processus long pour trouver des formes d’organisations abouties pour lutter, venir en aide et créer une résistance, ainsi qu’une alternative, face aux sociétés de contrôles. Les expérimentations et inventions méritent d’exister et doivent se poursuivre.


1 « Montpellier : l’aide alimentaire, l’indispensable recours de milliers d’étudiants », Le Télégramme, publié le 10 octobre 2023, consulté le 22 novembre 2023 : https://actu.fr/occitanie/montpellier_34172/montpellier-l-aide-alimentaire-l-indispensable-recours-de-milliers-d-etudiants_60184546.html

2 « L’évolution de la précarité de l’emploi selon l’âge et le sexe », Observatoire des inégalités, publié le 1er juin 2023, consulté le 29 novembre 2023 : https://www.inegalites.fr/L-evolution-de-la-precarite-de-l-emploi-salarie

3 DELEUZE Gilles, « Les sociétés de contrôle », EcoRev’, 2018/1 (N° 46), p. 5-12. DOI : 10.3917/ecorev.046.0005. URL : https://www.cairn.info/revue-ecorev-2018-1-page-5.htm

4 « L’essentiel des données sur la pauvreté en France », Observatoire des inégalités, publié le 6 décembre 2022, consulté le 22 novembre 2023 : https://www.inegalites.fr/L-essentiel-des-donnees-sur-la-pauvrete-en-France

5 « Rapport sur la pauvreté en France 2020-2021 », Observatoire des inégalités, publié le 26 novembre 2020, consulté le 29 novembre 2023 : https://www.inegalites.fr/Le-Rapport-sur-la-pauvrete-en-France-2020-2021-vient-de-paraitre

6 Les sociétés disciplinaires, c’est-à-dire, les sociétés organisées avec les « grands milieux d’enfermement » que Deleuze définit à la suite de Michel Foucault comme étant la famille, l’école, l’usine, l’hôpital et la prison, succèdent elles-mêmes aux sociétés de souverainetés, où le pouvoir royal incarnait le principe d’unité de l’État. Les transformations sont toujours progressives et entre les sociétés disciplinaires et celles de contrôles il continue d’exister l’école, l’hôpital et tous les autres milieux d’enfermement. Mais ils perdent en centralité, sont transformés et deviennent des milieux qui accompagnent la société de contrôle : « Les ministères compétents n’ont cessé d’annoncer des réformes supposées nécessaires. Réformer l’école, réformer l’industrie, l’hôpital, l’armée, la prison : mais chacun sait que ces institutions sont finies, à plus ou moins longue échéance ». Le contrôle de la population ne s’effectue plus par l’enfermement, mais par d’autres mécanismes toujours, intrinsèquement liés au capitalisme, comme pour les sociétés disciplinaires. Ainsi, Deleuze explique que : « L’homme n’est plus l’homme enfermé, mais l’homme endetté. Il est vrai que le capitalisme a gardé pour constante l’extrême misère des trois quarts de l’humanité, trop pauvres pour la dette, trop nombreux pour l’enfermement : le contrôle n’aura pas seulement à affronter les dissipations de frontières, mais les explosions de bidonvilles ou de ghettos. »
DELEUZE Gilles, art. cité.