Octobre 2022
C’est devant les portes fermées de la galerie du Faouëdic à Lorient que l’on rencontre Olivier Deprez. Les présentations se font en attendant que le gardien arrive, puis c’est devant de grands châssis de bois habillés de tirages de gravures que l’on allume le micro.
Olivier : Cette installation rassemble deux projets que je mène de front, le projet Holz et le projet Wrek. Le projet Holz, c’est un projet de revue que j’ai commencé en 2020 avec un ami graveur et imprimeur bruxellois, qui a une formation de scénographe alors que moi j’ai une formation de bédéiste. La revue c’est la rencontre de deux mondes. Lui, il a une approche plus abstraite de la gravure, et moi, forcément, j’ai un rapport texte-image, j’ai un rapport plus lié à la figuration, même si par ailleurs l’abstraction dans mon propos, depuis le début, est un élément très important. Dans la pratique de la bande dessinée, j’ai toujours un rapport très tendu entre une certaine abstraction dans le récit et une narration plus fluide. Il y a un rapport et une tension entre les deux. Holz est une revue qui rencontre ces deux mondes, le monde de Robi et le mien. J’avais une exposition dans le musée de la reliure à Bruxelles en 2018-2019 et j’ai proposé à Robi de m’aider à réaliser la scénographie de l’installation. Je connaissais son travail de gravure, je savais bien qu’il allait être sensible à la façon de traiter la gravure dans l’espace. Ça s’est tellement bien passé qu’on s’est dit que l’on ferait bien un projet ensemble. Et quand l’exposition s’est terminée, il m’a proposé de passer une semaine dans son atelier à Bruxelles. On allait faire quelque chose, on ne savait pas encore quoi à ce moment-là. Moi, j’avais depuis un certain temps l’idée de faire une revue en gravure, ce qui est une idée un peu paradoxale parce que la gravure induit un faible tirage, alors qu’une revue, c’est censé avoir un tirage assez important. Au fond, pour moi, la revue c’était d’abord reprendre une problématique de mes jeunes années d’auteur où la revue est un lieu d’expérimentation, de recherche. C’est un lieu où l’on forge ses outils, où l’on trouve ses formes… J’avais envie de retrouver cette dynamique, ce bouillonnement, que la revue suscite, mais avec les outils de la gravure. Quand je suis arrivé dans l’atelier de Robi, il y avait ce papier japonais 10 g. et des bois qui faisaient 50 sur 61 cm, et on s’est dit que cela serait la dimension de la revue, avec ce papier léger et transparent.
Daniel : J’avais personnellement utilisé du papier murier, mais là c’est encore plus fin, il permet un rapport à la lumière et on voit par transparence d’autres choses, sorte d’accumulation de regards.
Olivier : Absolument, la transparence de ce papier est devenue le médium de la revue. C’est vraiment ce avec quoi l’on joue quand on fait la revue. L’idée de la revue aussi, cela permet d’inviter d’autres artistes, on fait deux revues par an. Sur les quatre revues qui ont été publiées, on en a fait deux à deux et deux autres où l’on invitait des poètes, des plasticiens, des écrivains. Chaque texte que le poète, ou l’écrivain, l’auteur, l’autrice nous propose est transposé en gravure sur bois. Je dessine la typographie et je grave le texte.
Vincent : Pour quel tirage ?
Olivier : On tire dix exemplaires. C’est de la mini microédition. Mais on essaie de faire en sorte qu’il y ait des collectionneurs qui achètent la revue, qu’il y ait des institutions qui les aient et que les revues puissent être en accès libre.
V : Les éditions, avec ce papier fin, semblent assez fragiles. Quand vous les exposez comme ça, est-ce que l’on est invité à interagir avec, à les lire ?
O : Tout à fait, les différents moments où j’ai eu la possibilité de les présenter en public, les lecteurs et les lectrices ont eu tout à fait le respect de l’objet.
D : Compte tenu des lieux peut-être ?
O : Compte tenu du lieu, mais aussi compte tenu de la matérialité de la revue.
D : Quand on touche le papier si fin, on sent que l’on ne peut pas faire n’importe quel geste.
O : C’est comme une garantie d’office de protection.
[Un journaliste présent à l’exposition se joint à notre échange : C’est de la linogravure ?]
O : C’est de la gravure sur bois et de la linogravure. Ce sont les deux techniques qu’on utilise le plus. Ponctuellement, on utilise des outils spécifiques, par exemple, pour la trame présente dans la revue numéro 2, on a utilisé une plaque de chauffage pour ce qui est métallique. Dans ce numéro-ci c’est de la gravure sur carton et il y a aussi du monotype. Le monotype c’est une seule impression sur un plexi ou sur du verre qui n’est pas reproductible et donc chaque tirage a un caractère unique. Les frontières sur lesquelles se situe la revue Holz, c’est intégralement fait main, mais en même temps il y a l’idée de la revue, car on invite d’autres artistes. On essaie de faire en sorte que les lecteurs et lectrices puissent y avoir accès et il y a aussi un développement qui se fait au fil des numéros, dans la durée. Il y a une thématique particulière pour chaque numéro, et quand la thématique s’accumule il y a une forme de narration qui se met en place. On en fait deux par an et le cinquième est en route.
V : Aussi bien pour l’univers de la bande dessinée que pour cette revue, j’ai l’impression que tu pousses plus loin les formats dans lesquels tu travailles. Comment en es-tu arrivé là ?
O : Dès le début, le collectif dans lequel je m’inscris qui a d’abord été Fréon puis Frémok en 2003, on a eu tout de suite l’ambition de changer le format du livre de la bande dessinée. Ça se répercute encore maintenant. On a été formé notamment en atelier de gravure à Saint-Luc, et les premiers objets, premières BD qui sont sorties c’était des porte-folios de gravures. Je pense que c’était une expérience marquante qui a transformé complètement notre rapport au livre parce que cela induit presque un rapport à la matérialité de l’objet, la sensibilité du papier, la dimension du papier, à la reproduction de l’image avec l’utilisation de la technique et ainsi de suite. Dans Holz il y a tout cela justement. C’est l’idée d’explorer le livre et essayer de voir jusqu’où l’on peut aller. Ici, effectivement, on est vraiment à la frontière. Oui, c’est une revue que l’on peut lire, ça devient une œuvre d’art à part entière aussi.
V : Comment te considères-tu ? Artiste, auteur de bande dessinée ? Auteur de roman graphique ?
O : Alors je n’irai pas droit au but, il y a un courant en Belgique qui est apparu qui s’appelle les « post comics ». Ce courant essaie de répertorier les pratiques des auteurs et autrices qui sont sortis du champ standard de la bande dessinée, qui font des installations par exemple, et malgré tout où il reste quelque chose de narratif, le souci de la bande dessinée reste présent. Moi je m’inscris dans ce genre de pratique. Je ne me considère pas comme un auteur de bandes dessinées qui va faire son album une fois par an parce que ce n’est pas cela du tout mon propos. Je me considère plutôt comme un artiste qui essaie de voir ce que l’on peut faire avec la bande dessinée aujourd’hui et comment réinventer la bande dessinée, comment l’amener à des frontières pour parfois sortir complètement et y revenir après pour amener de nouvelles choses.
D : Moi, je vous ai découvert d’abord avec Le Château qui est une adaptation de Kafka puis avec Après la mort, après la vie, pour lequel je n’ai pas saisi qui avait écrit le texte…
O : Le deuxième livre Après la mort, après la vie, c’est un livre qui s’est fait dans le cadre d’une résidence d’artiste à Vielsalm, au centre CEC La S Grand Atelier qui accueille des artistes dans le registre de l’art brut, en situation de handicap. Il y a eu une résidence Frémok en 2007 où l’on a été invités à créer une bande dessinée en duo avec un artiste d’art brut. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Adolpho Avril, un artiste aux multiples talents. On a commencé tous les deux à créer cette bande dessinée en gravure sur bois. Pour la mettre en place, je me suis demandé comment mettre en place un imaginaire partagé, commun, qui ne soit pas le mien que je lui impose, mais un que l’on découvre ensemble. Pour découvrir cet imaginaire et le partager, on s’est filmé dans les lieux du centre, qui est une ancienne caserne entourée de forêt. Il y a quelque chose de très fantastique dans ce lieu entouré de brume. On a fait une sélection d’images tirées de nos photos et vidéos que l’on a mises à tour de rôle sur un mur. De fil en aiguille, il y a des trajectoires qui se sont mises en place. On a commencé la gravure et très vite Adolpho est devenu très autonome dans sa production de gravures, ce qui pouvait créer un choc visuel avec les gravures que je faisais, ce qui est devenu le moteur du livre. C’est une résidence qui devait durer trois semaines et qui a finalement duré sept ans. Pendant sept ans, je venais quasiment toujours une fois par mois pendant une semaine, dix jours. De là est né un film d’animation en gravure sur bois qui partait de cette narration que l’on a construite ensemble.
D : Qu’est-ce que vous avez tiré de cette façon de narrer uniquement par l’image ?
O : Dès Le Château, je me suis donné comme contrainte d’essayer de faire passer un maximum par l’image, par le visuel, l’information, et de réduire au maximum le texte. Le texte qu’il y a dans l’adaptation du Château je l’ai réécrit. Pour moi, cela devait passer le plus possible par l’image, d’ailleurs le texte y est très visuel, il partage totalement l’espace de l’image. Certaines lettres sont comme des personnages. J’ai tiré de cette pratique des contraintes que je me donne, qui sont très stimulantes, qui me donnent un cadre. Plus on se donne de contraintes et plus on est libre, c’est le paradoxe. Contrairement aux idées reçues sur l’art, il s’agit moins de pouvoir tout faire que de faire quelque chose de particulier dans une matérialité qui se donne des règles. Si l’on ne veut pas parler de contraintes, on peut se dire qu’on s’invente des règles.
V : C’est quoi ton rapport à ce travail acharné et à la vitesse de production que nécessite la création d’une bande dessinée en gravure et surtout d’un film d’animation en gravure ?
O : Par rapport à la vitesse de production, délibérément je me suis toujours situé dans la lenteur extrême. Le Château a mis huit ans à se faire, quatre ans de recherches et quatre autres de gravure. Le livre avec Adolpho a pris de 2007 à 2014. WREK, le livre que je suis en train de terminer, paraîtra en 2024, je l’ai commencé en 2009. Pour moi, la forme ne préexiste pas au développement du livre. C’est dans le processus de création lui-même que la forme doit émerger. Je n’envisage pas une forme qui existerait à l’avance et que je viendrais construire. Je démarre, et dans le processus, à un certain moment, il y a une forme qui va se mettre en place en fonction de ce qu’il se passe. Dans le cas précis de l’œuvre de Kafka, son écriture, sa façon de concevoir m’a inspiré. Il écrit par blocs, et c’est comme ça que j’ai conçu le livre. Je suis parti des paragraphes auxquels j’étais le plus sensible, j’en ai fait une transcription visuelle et progressivement j’ai eu des blocs de séquences que j’ai assemblés. Ça, ça m’est venu de la lecture du texte, ce n’est pas quelque chose que j’avais imaginé avant. De même que la construction d’Après la mort, après la vie va se faire autour d’un procédé cinématographique qui va lui-même naître de notre création d’images.
D : Comment attaquez-vous la gravure ? Je vois que vous jouez de la nervure du contre-plaqué, mais je me demande, y a-t-il des dessins préparatoires ou est-ce que vous y allez directement ?
O : Il y a des deux. Dans Le Château, quand je me sentais très à l’aise, j’y allais directement, ce qui me permettait d’atteindre l’impact visuel que je cherchais. Tandis qu’à certains moments, j’ai vraiment besoin de monter un dessin, qui très précisément m’indique les parties à creuser et le relief qui va rester. Je dirais que j’oscille entre les deux, mais dans la période dans laquelle je suis, j’ai tendance à préciser beaucoup les choses par le dessin avant tout. Mais je dirais qu’une nouvelle période se profile dans laquelle j’aimerais trouver une nouvelle aventure dans le trait. Dans le cadre de la bande dessinée telle que je la conçois, il y a des moments où le dessin reste à la manœuvre, parce qu’il y a un souci de rendre compte d’une situation. Il est important qu’on la comprenne bien, qu’il y ait une certaine lisibilité. Après, comme j’aime jouer entre abstraction et figuration, à certains moments, j’aime que le de dessin disparaisse et qu’autre chose apparaisse.
V : Quand tu es plus sur la figuration, c’est pour l’intérêt de la contrainte et de la figuration que tu réutilises des images déjà existantes ?
O : Quand j’ai réalisé le projet avec Adolpho Avril et que l’on visionnait des films et faisait des captures d’écrans, je me suis dit qu’il y avait déjà là un procédé qui aurait pu donner lieu à la création d’un livre. Plus tard, en 2009, j’ai commencé à explorer ce procédé en allant sur Internet, sur les réseaux sociaux, où j’ai vu des films et des images qui répondaient à certains critères. Au début, je ne savais pas de quels critères il s’agissait, mais au fur et à mesure j’ai compris pourquoi je choisissais ces images. Le critère pour WREK était que chaque image allait éclairer le dispositif même du livre. WREK ça vient de la lecture de Temps, travail et domination sociale de Moishe Postone (1993), publié par les éditions Mille et une nuits. Dans ce livre, l’auteur fait une critique de la catégorie du travail et montre la centralité du travail dans notre société et ce qu’elle a de problématique. Parallèlement je faisais d’autres lectures, je m’intéressais à ce moment-là au premier romantisme allemand. Dans ce champ-là, un des livres de référence est un livre de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy L’absolu littéraire (1978). Dans ce livre, quand ils parlent de l’œuvre romantique, ils utilisent le terme « werk » qui signifie en allemand, et en flamand d’ailleurs, « travail ». Ce qui m’intéressait, c’est que cela désigne l’œuvre, l’objet, mais également toutes les actions pour façonner l’objet. L’objet et sa fabrication sont nommés par le même terme. Je ne voulais pas non plus utiliser ce terme-là parce qu’ayant lu Postone j’avais compris le problème du travail dans notre société et je ne voulais pas en faire l’apologie en nommant mon travail ainsi. Au même moment j’avais lu une citation de Schönberg que je ne retrouve plus, mais qui dit à peu près que le travail de l’artiste consiste à produire quelque chose qui inquiète la notion même de travail. Je me suis dit que j’inverserai deux lettres pour donner « wrek » qui, en flamand, comme en anglais a des connotations intéressantes. En anglais, « wreck » signifie « naufrage », et en certains patois flamands, « wrek » désigne le bois flotté. WREK c’est un livre fait d’éclats que je récupère, c’est un assemblage. Est-ce que je peux faire un livre avec des images recyclées qui viennent d’horizons aussi différents que des comics américains et des films de Tarkovski, et qu’est-ce que ça apporte à la narration de la bande dessinée ? Une autre règle que je m’imposais, puisque c’était un livre fait d’éclats, je refusais la liaison standard de la narration, c’est-à-dire la liaison de la causalité, A explique B. Je travaillais plutôt la « déliaison », c’est-à-dire que je procède par séquences, micro-séquences de trois ou quatre images. De tous ces éléments-là, j’essaie de faire un tout qui est complètement éclaté et qui pourtant arrive à faire un livre. Et ça, la gravure sur bois permet d’homogénéiser ces éléments. J’essaie de faire en sorte qu’aucune séquence ne puisse expliquer l’autre, mais le lecteur va forcément projeter son imaginaire, trouver une association.
Interview d’Olivier Deprez réalisée dans le cadre des Itinéraires graphiques 2022 par Vincent Coquelet et Daniel Loget, étudiants de l’EESAB de Lorient.