La Biennale d’art contemporain d’Istanbul organisée par la fondation IKSV du 17 septembre au 20 novembre 2022 a été orchestrée par Ute Meta Bauer, commissaire d’exposition internationale, conservatrice de musée, professeure d’art contemporain et directrice du Centre for Contemporary Art à Singapour, Amar Kanwar, cinéaste, réalisateur de documentaires, et artiste indien et l’historien de l’art et commissaire David Teh.
Les commissaires ont exprimé le besoin de se focaliser sur le processus de production des œuvres dans le cadre de cette biennale plutôt que sur leur réalisation. Cet événement est l’occasion d’aborder des questions qui font débats, des questions socialement vives. On retrouve des questionnements aux bouleversements sociaux politiques comme les luttes féministes ou anticolonialistes, etc.
Ce qui est étonnant c’est de voir la façon dont les artistes interrogent le système dans lequel ils sont présentés. Par exemple, au musée de Pera prend place une exposition sur les femmes au Népal. Éminemment politique, elle présente des histoires, des vidéos, des archives, des photographies de femmes importantes dans l’histoire de leur pays, des femmes de l’ombre comme des femmes politiques publiques. Et dans un coin au fond de la pièce, presque à l’abri des regards, ou en tout cas se trouvant dans une petite partie un peu reculée, un pan de mur consacrés à la condition des femmes en Turquie.
Zoom sur l’exposition au Kuçuk Mustafa Pasa Hammam
L’une des exposition de cette Biennale se tient dans un ancien bain turc, au cœur de Fatih, un quartier conservateur de la ville. Ce quartier historique est chargé de culture, loin du tourisme de masse, l’ambiance populaire y est bien présente. C’est un quartier où se dessinent des architectures en bois, dans lequel on trouve la mosquée à la rose, une église orthodoxe. Le Kuçuk Mustafa Pasa Hammam est un hammam construit en 1477 par l’architecte ottoman en chef Mustafa Sinan. Il a été délaissé dès le milieu des années 1900 et à déjà été le lieu d’exposition, notamment lors de la biennale de 2015. C’est un édifice aux teintes rouges, avec des toits bleus. Reconnaissable et empli d’histoire. C’est un endroit dissimulé auquel on accède en descendant une série d’escalier entre deux maisons.
Les artistes présentés dans ce lieu sont : Tarek Atoui, Eva Egermann, Newell Harry, Araya Rasdjarmrearnsook, Lieko Shiga, Yehwan Song, Dumpling post et le collectif oda Projesi.
La première salle s’ouvre sur un grand espace dans lequel est présenté une œuvre sonore. Des micros, des seaux, des gouttes d’eau jouent en rythme et nous mettent déjà dans l’ambiance d’un lieu depuis longtemps privé de sa fonction première. Cette œuvre faite par l’artiste français Tarek Atoui est un paysage. Waters’ Witness est une série de recherches, des sons relevés d’objets trouvés, et des ambiances sonores des ports du monde entier. Issu de sa série Whisperers, Whispering Playground, est une collaboration avec Eric La Casa et un groupe de sound recordists stambouliotes. Ils se sont enfoncés dans les recoins des ports de commerce pour récupérer des sons et les remettre en espace. Le deuxième travail présenté est le résultat de sessions conduites dans une école maternelle. Les sons récupérés dans le port sont joués dans des objets et de la vaisselle, créant ainsi une œuvre immersive ou l’on écoute avec ses oreilles, mais également avec son corps entier.
C’est un endroit immense, dans lequel on aurait presque peur que les œuvres se perdent. Mais dans la scénographie, les œuvres prennent la place qu’elles doivent prendre. Elles respirent, elles existent seules.
Les impressions de la photographe japonaise Lieko Shiga dans sa série Human Spring par exemple font 1,50 m sur 2,25 m. Dans ces salles immenses, elles évoluent, prennent leur place, s’associent aux lieu et lui répondent. C’est une série qui se concentre sur le village où elle a vécu dans la préfecture de Miyagi, dévastée par le tremblement de terre et le tsunami de mars 2011. Lieko Shiga s’interroge sur ces populations locales qui évoluent dans un environnement qui garde les stigmates de son histoire récente. Le tout mis en avant par des lumières saturées, manipulées, où l’homme se confond avec la nature, tous deux agressés.
Tout est présenté dans une lumière tamisée, le lieu est assez sombre. Il y a de petites salles propices à la projection de vidéos, bien que l’écho se fasse ressentir. Il y a par exemple deux documentaires sélectionnés par Newell Harry. Des documentaires étant centrés autour des populations vivant en Papouasie Nouvelle-Guinée entre les années 1970 et la fin des années 90 : Taking Pictures de Les McLaren et Annie Stiven (1996) et Cannibal Tours de Dennis O’Rourke (1987). On y voit la rencontre entre deux peuples, deux façons de vivre, la fascination pour l’autre, pour les populations « indigènes » et le tourisme qui s’organise autour de cette fascination. Ces deux documentaires sont présentés à la suite l’un de l’autre sur une télévision dans le coin d’une petite salle. Les spectateurs ont la possibilité de s’asseoir sur des coussins pour se sentir le plus à l’aise possible lors du visionnage.
Toutes les œuvres présentées dans le cadre de cette exposition sont rattachées à l’humain. Et elles interrogent la connexion entre l’humain et l’environnement dans lequel il évolue.
C’est une exposition qui interroge le présent au travers d’œuvres actuelles tout comme de documents d’archives. Le choix du lieu renforce ce lien temporel et nous permet de nous interroger sur le présent en questionnant le passé. C’est une exposition qui ne m’a pas laissé indifférente et qui a alimenté des conversations par la suite. Des questions sur notre rapport au monde, sur son évolution, sur ce qui semble avoir changé et de ce qui est toujours présents.