La salle vide anormalement ce soir-là était baignée dans les lumières orangées. C’était un lundi soir peut-être. Les deux derniers spectateurs venaient de gagner leurs fauteuils dans la hâte, et la chaleur feutrée du cinéma parvenait déjà jusqu’à leurs joues. Sur le grand écran apparaissait l’affiche du film à venir. Il y avait encore des chuchotements dans les lourds plis des rideaux du lieu vaste, dans les allées rectilignes et dans le rouge des velours. Ils cesseraient, doucement, au fur et à mesure que les lumières s’abaisseraient, comme les paupières qui se ferment et qui s’habituent si vite à l’obscurité, et qui pour quelques secondes encore, entendent les battements de la pluie sur la ville du dehors avant que le noir ne devienne entier.
De l’autre côté de la colonne, dans les interstices du lieu, elle connaissait elle cet enchainement d’événements par cœur, la précipitation à l’arrivée des spectateurs, les chuchotements, la même pluie de novembre, et l’odeur des chapeaux humides, puis l’obscurité revenue, et la musique du générique qui résonnait chaque soir comme un moment de calme enfin retrouvé. Elle connaissait bien aussi cette vision depuis le mur contre lequel elle était adossée, celle de la pointe de ses chaussures sur la moquette qui venait d’étouffer ses pas et de la ligne rouge rayant l’étoffe bleue de son uniforme de travail.
C’était la large colonne qui scindait les deux espaces où deux films parallèlement défilaient chaque soir. Celui sur l’écran et celui de l’ouvreuse. On ne pouvait savoir si c’était des films heureux, car l’image ne le montrait pas. On pouvait essayer de le deviner.
L’ouvreuse portait souvent sa main contre sa joue, car cela l’aidait à se concentrer pour retourner dans les détails de ses rêves. Elle se disait entre deux moments de lassitude profonde qu’elle avait de la chance d’avoir le temps de s’ennuyer dans la ville qui essayait de chasser cela. Elle se disait peut-être aussi qu’elle aimait être là à attendre, à tenter de deviner quand serait la fin du film, comme une leçon enfin retenue, et cela même si, ensuite, il y aurait dehors encore le bus à attendre. Les grandes villes avaient peut-être déjà dans les années 40, l’odeur brûlante qui invitait à y venir pour l’accomplissement des rêves et qui déjà justifiait autant de solitudes écrasantes.
L’autre côté était lui bercé par les rires qu’occasionne le cinéma. Peut-être était-ce un film de Laurel et Hardy, et peut-être aussi qu’un rire ce soir-là serait plus fort et plus surprenant et surgirait de façon anonyme de la pénombre.

Inspiré de l’œuvre d’Edward Hopper, New York Movie, 1939 (MoMA, New York).