Violaine Buet est créatrice, designer, artisane de textiles et de volumes algués. Après une partie de sa vie passée en Inde à travailler, notamment dans l’impression de textiles à la planche, elle a amorcé en France un travail de recherche autour du cuir végétal marin en 2016. En janvier 2024, Violaine m’a reçue dans son atelier pour un entretien autour de sa pratique, un thé bien chaud et une présentation de ses pièces.
Zoé Gibaud – Merci de m’accueillir dans ton atelier, Violaine. Est-ce que tu peux te présenter en quelques mots ?
Violaine Buet – Je m’appelle Violaine, j’ai 46 ans et j’ai une formation de designer industriel, ainsi qu’une formation en sciences humaine et en langue des signes. J’ai passé cinq années à l’ENSCI où j’ai appris la méthodologie du design et puis j’ai longuement vécu en Inde.
L’Inde m’a entrainée vers le textile. Quand je suis revenue d’Inde, je me suis formée une année à l’école des Arts décoratifs de Paris, en formation « carte blanche ». J’étais avec les diplômables en textile et puis j’ai commencé à travailler les algues à ce moment-là, un peu comme un temps de recherche.
ZG – C’était un programme de recherche « post-master » ?
VB – Non, en fait, ils ont cette formule pas très connue : c’est un format « carte blanche ». Ils prennent deux ou trois personnes par an, des adultes souvent. Ce n’est une année diplômante, mais on a carte blanche dans le sens où l’on peut aller dans tous les cours qu’on veut, même si l’on est plutôt lié à une filière. Moi, c’était le design textile. J’ai donc suivis les cours techniques des deuxièmes années et comme un projet de diplôme avec les cinquièmes années.
ZG – C’est comme une résidence avec la possibilité d’assister à des cours ?
VB – Oui, voilà c’est un peu ça, on est comme des étudiants autonomes. On est étudiants avec une certaine autonomie parce qu’on a déjà notre méthode, nos approches et l’on vient renforcer nos pratiques avec leur outillage et les cours techniques. Ça a été un très beau lieu pour prendre un temps, une année posée, une année de recherche.
ZG – Et en Inde, qu’est ce que tu as fait exactement qui t’a amenée vers le textile, le tissage ?
VB – En Inde, je vivais là-bas. Mes enfants sont franco-indiens, mon ex-mari est indien et c’était plutôt une vie de famille. Mais j’ai quand même bossé en tant que designer free-lance et aussi à l’école de design de Bangalore. J’ai aussi passé beaucoup de temps dans un atelier d’impression textile à la planche, du « bloc-print ». Je me suis formée à la technique et en rentrant en France, au début, je me suis dit : « je vais monter un atelier d’impression au bloc si ça n’existe plus en France ». Il y a une histoire avec Lorient et la compagnie des Indes. Et je pensais faire ça de manière un peu hybride, un mélange entre « high tech » et artisanat. Puis finalement, je crois que j’ai eu besoin d’essayer quelque chose de différent et de passer à autre chose après l’Inde et ça m’est venu comme ça de travailler les algues.
ZG – Les algues sont arrivées quand tu es revenue en Bretagne, donc ?
VB – Plutôt durant cette année aux Arts déco.
Au début, c’était plutôt à l’échelle du fil, je voulais travailler un peu en « coating », en enrobage de fil avec des microalgues. Et puis j’ai vu que ça allait me faire aller plutôt vers les champs de la biotechnologie et j’avais vraiment envie de garder un lien au geste artisan et à l’émotion de la matière.
Ça sous-tendait donc une matière visible, tangible. Après des essais avec de la spiruline, je me suis dit que j’allais essayer des choses avec des macro-algues, de grandes algues, et là ça a été le début du projet.
ZG – Et ce sont des choses qui se faisaient déjà quand tu as commencé à travailler l’algue ? Ou est-ce que tu as carrément créé un process ?
VB – Oui oui, j’ai créé le process. Je ne connaissais aucun projet de ce type, et encore maintenant tout ce qui est de l’ordre de la recherche autour des algues se situe beaucoup dans des matières composites avec des extraits d’algues. Mon approche, qui est très artisanale de la matière, souhaite la garder en intégrité, ainsi que l’émotion qu’elle génère. C’est une approche singulière.
ZG – Et comment ça se passe concrètement ? Par exemple, la récolte du matériau, est-ce que tu travailles avec des associations qui récoltent ces algues ou est-ce que tu les ramasses toi-même ?
VB – En fait, il y a deux moments : un moment de cueillette et un moment d’observation où je passe du temps sur les rochers, sur l’estran, j’observe de plus en plus les lests de mer aussi. Je peux récupérer toutes les algues d’échouage dont j’ai besoin parce que ça, ce n’est pas limité.
Et après quand j’ai besoin de quantité, j’achète des algues aux algoculteurs du Finistère.
ZG – Eux, ils font quoi comme travail avec ces algues à l’origine ?
VB – Eux ils cultivent des algues sur des concessions en mer et ils le vendent après, c’est alimentaire.
ZG – Et il y a plusieurs types d’algues que tu peux utiliser ou c’est une seule variété ?
VB – Je fais des essais avec plein de sortes d’algues, mais finalement j’utilise beaucoup les algues brunes, qui sont plus grandes.
ZG – Parce qu’elles ont des propriétés techniques différentes ? En dehors de leur taille ?
VB – Oui oui, elles ont toutes leurs spécificités, leurs manières de réagir et leurs affinités esthétiques selon les techniques. Donc c’est là où j’avance dans mon expertise au fur et à mesure. J’ai l’intuition de ce que je vais faire, si un client me demande « je veux arriver à ça », je vais avoir l’intuition pour savoir quelle technique associer à quelle algue.
ZG – Et tu produis quel type de produit ? Est ce que c’est plutôt du vêtement, des sacs ou des tapisseries ?
VB – Je produis de la matière textile sur mesure donc c’est plutôt de la matière 2D tissée ou en maille. Je n’ai pas de façonnage sauf si les clients ont envie d’avoir un objet unique que je fais de A à Z, du coup. Mais c’est plutôt du métrage de textile « algué ».
ZG – C’est plutôt des productions qui ont une finalité d’affichage ou d’exposition dans des musées, plutôt qu’une utilité dans la vie de tous les jours alors ?
VB – C’est les deux, ce sont des matières qui sont montrées dans des expos et sinon des commandes. Enfin, c’est assez événementiel. Ce sont des défilés, du cinéma, des cahiers de tendance, de l’installation de la scénographie…
ZG – Ah oui, c’est très varié et noble, je pensais que la commande type c’était quelqu’un qui venait comme ça « est ce que tu pourrais me faire un sac en maille ? »
VB – Non vraiment, ce n’est pas pour les particuliers.
ZG – Est-ce que tu pourrais me donner un peu le détail des étapes de la collecte jusqu’à la finalisation ?
VB – En fait, il y a la récolte, le lien aux éléments, aux saisons, aux marées… Les récoltes, ça se fait pendant les grandes marées [N.D.L.R. correspondant aux phases d’équinoxe donc en septembre, octobre et au printemps vers mars] donc on a une fenêtre bien précise. C’est quelque chose dont je parle parce que j’aime beaucoup cet encrage-là. Je trouve que d’avoir une activité rythmée par les cycles naturels ça donne une reliance, un ancrage au cycle de la nature qui me parait très importante.
ZG – Du coup, tu as une fenêtre de combien de temps ? Six entre deux mi-marées avec la marée basse au milieu ?
VB – Ah non, on a deux heures à marée basse. On a deux heures, quand il y a des récoltants, ils ont aussi la limite de leurs propres corps, ce qu’ils vont pouvoir récolter et la limite de ce qui est autorisé. C’est bordé.
ZG – Ah oui c’est surveillé légalement ?
VB – Ouais, en fait les récoltants ont des licences, c’est nécessaire. Et voilà, après ils récoltent plus librement. Après, on peut couper des algues pour sa propre consommation familiale.
Il y a ce lien-là à la récolte qui est très fondateur. Je pense que c’est aussi un écho à des choses de chasseurs-cueilleurs, il y a un lien quelque part aussi à ça, dans le fait d’aller chercher la matière dont on a besoin, il y a quelque chose d’hyper simple et de merveilleux parce qu’on a l’impression de ne manquer de rien, que tout est là et voilà, c’est un beau cadeau.
Aussi, quand je fais de l’observation, c’est un moment qui me guide vers la créativité parce qu’en fait, selon ce que je vais voir et selon les moments, je vois les choses différemment, je vois sous un autre angle et c’est ça qui, déjà, me met en process.
Donc voilà, c’est souvent des algues que je connais déjà. Plus, à chaque fois, des choses qui me sautent aux yeux où je me dis « ah bah tient ouais, ça j’vais essayer, c’est un bon élément ».
Et après je sèche mes algues, je les stocke ou je les traite tout de suite après. C’est décidé selon les commandes, selon les stocks, selon la matière. Après je les traite de manières… enfin, c’est un traitement de surface pour garder les algues souples, on peut aussi appliquer des colorations végétales pour jouer avec des nuances ou des palettes de couleurs, et puis selon les techniques je vais adapter le processus.
Aussi je peux utiliser différentes parties de l’algue en fonction de la variété.
ZG – C’est quoi les différentes parties de l’algue ?
VB – Là, je pense par exemple aux Saccharina qui sont devant moi, ondulées et très texturées, y’a vraiment une partie frange et froufrou et une partie centrale, presque un peu lézard, crocodile. Je peux dissocier les deux. Et ça m’intéresse aussi de voir, quand je les sépare, ce que je vais faire avec l’autre partie, d’être vraiment dans une économie de la matière, d’utiliser juste ce dont j’ai besoin.
ZG – Est-ce que quand tu parles de traitement et de stockage, tu n’as pas un souci d’odeur et détérioration de la matière, quand j’étais petite je me rappelle en avoir gardé avec moi dans un sac et ça s’était tout recroquevillé et ça sentait très mauvais !
VB – Oui, j’ai tout un processus en effet, qui est ma petite recette pour les garder souples. Après normalement, une algue qui sèche, si elle est bien séchée, elle ne sent pas. C’est une algue qui pourrit qui va sentir donc s’il n’y a pas d’humidité et si elle est dans un endroit ventilé elle va se recroqueviller et devenir dure parce qu’en effet une algue mouillée est composée à 90% d’eau. Séchée, ça fait une matière très friable et très légère.
ZG – Et une fois que ton algue est prête, traitée, j’imagine que ça donne un résultat qui est comme on l’a ici [désignant quelque chose dans la pièce], non ?
VB – Là, ouais, on en a qui sont plus ou moins dans différents états, plus ou moins souples.
ZG – Ok, et l’étape d’après ce serait peut-être… ce serait quoi ?
VB – Ça dépend de ma technique, mais si c’est du tissage c’est soit de la lanière soit de partir d’algues filaires ou même de jouer avec des algues qui sont peut-être moins longues, mais du coup il faut venir en incorporer dans le tissage.
ZG – Est-ce qu’il n’y a pas une fragilité ? Est-ce que ça ne se casse pas trop facilement lorsque tu viens en incorporer dans du tissu ou en en faisant du fil ?
VB – Alors je ne fais pas du fil, mais quand je la mets dans mon tissage, l’algue est plutôt prise dans le tissage et est structurée dans une chaîne en lin. Après il y a des points de fragilité et c’est ça qu’il faut un peu connaître, des sensibilités. Par exemple, coudre ce n’est pas forcément facile parce que les algues n’aiment pas les petits points de rupture de la couture qui peuvent créer carrément des lignes de coupe.
ZG – Est-ce que tu as déjà expérimenté du cuir végétal, mais avec d’autres matériaux que les algues ? En me renseignant un peu, j’ai vu que, par exemple, il y avait des gens qui faisaient du cuir avec des peaux d’ananas ou des peaux de légumes.
VB – Si si, si, je suis attirée par des matières, je vais facilement ramasser des choses, mais je n’ai pas vraiment d’autres axes de recherche à déployer sur d’autres matières. Parfois, avec des gens qui travaillent d’autres choses, ça donne envie évidemment d’imaginer des collaborations parce qu’on a des matières complémentaires. Ou bien l’on se dit : « tiens, si on les associe on arrive à des choses », mais bon… comme les temps de recherche sont souvent longs et laborieux…
ZG – Ça t’est déjà arrivé de travailler avec d’autres personnes qui travaillaient des matériaux un peu singuliers comme ça ?
VB – J’ai une collaboration, mais c’est un peu confidentiel pour l’instant, on a deux techniques très différentes et l’on essaie de s’associer autour de la couleur plutôt. On va essayer de faire une demande de fonds européen. Voilà, mais sinon je suis en lien, sous forme de réseau, avec, par exemple, Carmen Hijosa qui a fondé Pinatex, justement, les tissus d’ananas. Il y en a qui travaillent autour du mycélium, comme Maurizio Montaldi en Italie et aux Pays-Bas, je crois qu’il est basé aux Pays-Bas et… voilà, mais il n’y a pas d’associations sur des projets concrets.
Violaine continue de me montrer plusieurs échantillons de projets pour des expositions ou des collaborations avec d’autres artistes… puis, la tasse vide je viens à bout de mes questions. Je la remercie, et rentre à l’école, riche de nouvelles connaissances sur les algues, ces plantes parfois mal aimées lorsqu’on les rencontre sur les bords de plage, et méconnues du grand public.