Autour d’un thé bulgare, Dominique Goblet nous a offert du temps durant les Itinéraires graphiques, en pleine installation de l’exposition. Nous avons été interrompues trois fois lors de cette entrevue avec pour cause : un temps trop minime, des alarmes incendie et des bruits de ponceuse. Ce ne fut pas de tout repos ! Nous avions chacune apporté avec nous un livre de l’autrice qui nous tenait à cœur…
Dominique : Quels livres avez-vous pris avec vous ?
Laura : Ostende
Manon : Et Chronographie.
Manon : Vous êtes donc dessinatrice, auteure de bande dessinée et de romans graphiques, dans les années 90 vous avez contribué à la réalisation de Frigoproduction. Quels étaient les objectifs lors de la création de ce collectif ?
Dominique : On était une dizaine de personnes, des étudiants sortant de Saint-Luc à Bruxelles. On avait en commun de vouloir faire de la bande dessinée, mais sans en faire, c’est-à-dire en contournant les codes de ce qui était généralement admis, voire imposé dans le circuit mainstream. Nous étions dans une forme de résistance artistique, nous voulions faire de la narration dessinée, raconter des choses qui ralliaient le dessin et l’écriture, mais tout sauf faire de la bande dessinée franco-belge.
Manon : De la bande dessinée expérimentale ?
Dominique : Oui, mais à l’époque on ne l’appelait pas comme ça. Pour moi, ce qui est expérimental c’est quand dans un domaine tu remets en question les codes et les stéréotypes et tu repousses les frontières du champ artistique, dès lors ça devient expérimental, mais on se place rarement de soi-même ainsi : on ne dit pas « Je fais de l’expérimental », on le dit parfois plus quand on est déjà confirmé. Quand on commence on veut juste chercher des choses différentes, plutôt que de suivre des modèles imposés.
Laura : C’est plutôt une démarche instinctive ?
Dominique : Oui, c’est ça. On ne voulait pas faire de la bande dessinée « comico crooner », on ne voulait pas faire un truc divertissant, ça n’était pas le but.
L : C’est vrai qu’en observant vos livres il y a une place plus petite réservée aux textes et plus de places pour les sensations.
Ça c’est parce que vous avez pris Ostende et Chronographie, d’autant qu’Ostende normalement est accompagné d’un autre livre : Ostende carnet qui est un livre que j’ai fait en parallèle et dans lequel il y a des textes érotiques qui sont liés aux paysages, mais sinon j’ai fait aussi de la bande dessinée où il y a du texte. Ce n’est pas un trait qui m’est propre.
L : Et nous trouvions que ça laissait pas mal de place à l’interprétation et à la liberté du lecteur et nous voulions savoir si c’était voulu.
D : Je dois parler différemment des deux projets : dans Chronographie c’est une sorte de contrat avec ma fille, une sorte de jeu, un rendez-vous d’amour. Le terrain qui a préparé ce jeu se passe juste avant. J’avais réalisé un livre autobiographique dans lequel j’évoquais ma relation avec ma mère, relation très intense dans le pire et le meilleur, car ma mère avait des tendances à la violence, mais pouvait aussi être extraordinaire. Elle était souvent sur les extrêmes, donc moi aussi quand je suis devenue mère je me suis posé pas mal de questions sur l’instinct maternel, cette espèce d’amour soi-disant inné qu’on a pour nos enfants et que moi je n’ai pas eu. Ce n’est pas que je n’aimais pas ma fille, mais j’avais l’impression que je n’étais pas comme beaucoup de mères qui sont habitées d’amour pour leurs enfants. Pour moi c’était plutôt des moments très intenses et j’avais l’impression que j’allais découvrir mon enfant comme lorsque tu fais connaissance avec une personne, que tu vas apprendre à l’aimer pour la personne qu’elle est et pas forcément parce que c’est ton enfant. C’est en questionnant cette notion sur l’amour maternel que je me suis dit qu’il faudrait justement essayer de le traduire en dessin, donc dès que j’avais un emportement d’amour pour mon enfant je courrais chercher un carnet pour faire son portrait et voir si j’arrivais à travers le dessin à répondre à cela. J’ai donc commencé quelques croquis. On voit (elle nous montre les premières pages de Chronographie), les deux premiers croquis de ce livre. À ce moment-là, c’était avant que je ne fasse entrer Nikita (sa fille) dans le processus et après en avoir dessiné quelques-uns, je me suis dit « Mais c’est complètement nul… juste des portraits de belle petite fille, ça n’a pas de sens ça ne va pas parler de liens, pour parler du lien, il faut que je me confronte aussi à son regard parce que le lien c’est une interaction. »
M : C’est comme un échange ?
D : Et c’est comme ça que j’ai demandé un jour à Nikita, que ça serait « chouette de faire le portrait l’une de l’autre à raison d’une fois par semaine pendant dix ans, qu’est ce que tu en penses ? » Elle avait, à ce moment-là, 7 ans. Pour elle, c’était une pure abstraction, c’était plus de temps qu’elle avait vécu, elle ne savait absolument pas ce que ça représentait et elle s’est dit « Ouais super, on va faire ça ! » En fait, ce qui était primordial pour moi c’était de tenir les dix ans, si on ne tenait pas les dix ans, je ne voulais pas le publier. Ça ne voulait pas dire pour autant que ce n’était pas un beau travail, mais que ça resterait entre Nikita et moi. Donc on travaillait dans des carnets. Les carnets étaient un peu plus grands que les formats du livre pour des raisons économiques puisque c’est quand même un très gros livre. Il s’est passé un truc magique quand j’ai fait cet ouvrage. Pour moi, l’amour et le rapport au temps sont intrinsèquement liés. Je place beaucoup d’importances aux relations longues, même amoureuses, je trouve que les relations longues ont un autre enjeu, ça ne veut pas dire qu’on aime plus sur le long terme, mais pour moi c’est quelque chose en plus de l’acceptation de l’autre.
L : D’apprendre à se connaître.
D : Mais aussi de supporter l’autre dans ses moments de fragilité ou dans des moments où on a tout d’un coup un succès qui nous éloigne, mais où l’on reste parce qu’il y a un attachement, et je pense que dans le rapport aux enfants, c’est pareil. Pour moi, répondre à cette question sur l’instinct maternel c’est vraiment questionner le temps c’est pour ça que je voulais que ce travail s’inscrive sur un temps long et j’ai choisi 10 ans parce que ça semblait être un dixième de la vie et en plus de 7 à 17 ans (pour Nikita) ça me semblait être le moment où il y allait avoir les transformations les plus intenses de son dessin et de son visage. Pendant le processus du travail je me suis demandé où allait s’inscrire le temps et l’amour et après avoir relu/revu tous nos dessins j’ai constaté un truc amusant : le temps ne s’était pas inscrit pour moi et Nikita de la même manière, puisqu’à travers mes dessins, le visage de Nikita changeait beaucoup, mon style de dessin n’évoluait pas de façon dingue et à travers ses dessins c’était l’opposé, il a changé très rapidement. Au milieu de ce mouvement contraire et parallèle, on trouve le rapport de temps et dans l’interstice de cette parallèle il y a le contenu de la relation et de l’amour et ça pour moi c’était une grande révélation et c’était super chouette !
M : On voit sur certaines pages qu’il y a quelques notes qui ont été laissées. Ce sont des notes qui ont été pensées au moment où vous avez dessiné votre fille et inversement, ou des notes qui ont été réfléchies plus tard ?
D : Non non, jamais plus tard. Tout a été fait sur le moment même, et en général c’est plus Nikita qui écrit que moi. La seule contrainte que j’avais donnée c’était qu’on évite les effets. On va plutôt sur un portrait de face et on ne met pas en avant ce qui est anecdotique. Comme le bouton à un moment, elle trouvait comique de mettre en avant ce genre de chose et je lui ai dit « Non, on essaye de comprendre l’autre pas comme une photo, mais comment on ressent l’autre ».
Ce n’est pas grave si tu ne dessines pas juste, tu dois peindre avec tes tripes, ton ventre, pas avec tes yeux, tu te sers de tes yeux, mais c’est l’impression que tu as de l’autre que tu dois dessiner.
L : Vous vous imposiez à vous même un nouveau médium à chaque fois ?
D : Alors ça, ce n’était pas imposé, elle a évolué au fur et à mesure de ses compétences et de sa disponibilité parce qu’on posait à tour de rôle donc l’une reste sans bouger et l’autre dessine et vice versa et ça se faisait en général dans la même journée et dans la même heure. Au départ comme elle n’avait pas de concentration énorme, les outils c’était plutôt du trait parce que ça va plus vite et puis elle pouvait pauser 20 minutes, vers 7 ans tu n’as pas envie de poser pendant des heures.
M : Tu n’as pas la même patience non plus.
D : Mais après c’est assez curieux, on pourrait croire que le travail le plus compliqué c’est pour la personne qui dessine, mais c’est souvent pour la personne qui pose parce que poser c’est vraiment se donner. Ça peut paraitre bizarre parce que vous voyez des portraits et je comprends, mais vraiment ce qui est recherché n’est pas de la justesse. C’est de rentrer presque comme en télépathie avec l’autre.
L : C’est une question de connexion ?
D : Oui. Vous pouvez, si vous faites un film documentaire, à un moment il y a comme une transe parce qu’on rentre tellement dans une part de l’autre.
M : Dans l’intimité, en fait, des éléments autres que le visage de la personne comme ses mains, son intérieur de maison…
D : La lumière et c’est un tout, ça fait des drôles de trucs, des magies imprévues, par la suite on a commencé à passer sur d’autres techniques et des outils plus complexes et surtout moins liés à la ligne et je trouve étonnant que très vite elle ait commencé ce premier croquis là très basique (nous montre un des dessins de Nikita), mais où elle a par contre déjà dessiné les ombres ce qui est comique ! Je trouve dingue qu’au bout de 3-4 semaines de travail on en soit déjà là… et celui-là est fait en 5 secondes…
L : Donc elle a accepté sur un départ de vraisemblance et d’être vraiment dans le ressenti.
D : Après, on s’attachait à ce qu’on voyait et il y a quand même une ressemblance, mais ce n’est pas une ressemblance qui est académique et la première qui dessinait choisissait la technique. On a eu des phases où l’on utilisait de la peinture et la première qui dessinait souvent mettait une gamme de couleurs sur la palette et comme souvent il en restait, l’autre enchaînait avec la même palette donc c’est pourquoi à la fois il y a un jeu de mimétisme qui fait que si tu regardes vite le livre, tu ne sauras plus qui dessine qui.
L : Et du coup, on se demandait comment vous vous êtes dit « OK ce sont les derniers » ?
D : Ah c’est une question de tempo, on avait décidé de telle date à telle date et c’est terminé on ne l’a plus jamais fait. Comme un couperet : TAK !
Laura commence ensuite à parler du livre Ostende et de ce qui lui a plu dans le livre.
L : Je m’intéresse beaucoup à ces lieux-là, un peu étranges, où règne un mélange de vide et d’architecture balnéaire où on imagine des scènes fantastiques et je voulais savoir pourquoi vous avez peint ces lieux ?
D : Exactement pour ça, c’est chouette la description que tu en fais ! C’est un truc auquel je suis très sensible, j’ai toujours fui les zones touristiques dites « carte postale » et je suis arrivée à Ostende comme un petit cachalot échoué à la suite d’une rupture au début du confinement. Je n’étais pas au sommet de ma forme et mon meilleur ami habite là-bas, j’avais quitté ma maison momentanément afin de mettre un peu de distance pour me retrouver et réinventer le couple autrement. J’avais pris un petit studio qui était très bien, mais il n’y avait pas de cuisine et quand est arrivée le confinement c’était un peu embêtant alors mon meilleur ami m’a proposé de venir vivre dans sa maison pendant un temps. Il avait une chambre d’ami et j’ai débarqué à Ostende. Je pensais que c’était vraiment un lieu que je n’aimerais pas parce qu’il est justement rattaché à des vacances d’enfances et pour moi c’est vraiment un lieu de petites familles sages qui partent sans imagination dans l’endroit où il y a la mer. Je suis arrivée en avril, il n’y avait personne à cause du confinement, j’ai donc redécouvert la côte et j’ai plongé dans un rapport espace-temps complètement bizarre, car dépouillé d’humains, et c’était comme si tu retournais au siècle d’avant quand tu pouvais te promener sur la plage où il n’y avait personne, ça faisait vraiment bizarre.
Ostende, est une ville qui est disposée autour d’un port, la moitié c’est la partie touristique et l’autre côté c’est une zone de dunes protégées, il n’y a pas de bâtiment. Il y a des brise-lames comme on peut le voir dans le livre et je trouve ces brise-lames très intéressants parce qu’ils dessinent, viennent couper l’horizontalité de la mer. Je voulais poursuivre un travail artistique pour ne pas sombrer et j’avais emporté des gouaches que je n’avais encore jamais utilisées. J’adore commencer des techniques que je ne connais pas pour me mettre dans un rapport de non-maîtrise. Mes journées durant mon séjour à Ostende étaient ponctuées par de longues promenades que je faisais tous les jours en filmant toujours la mer de face. Je me suis dit que la première chose que je vais essayer de peindre sera ces paysages parce que même si tu les fais faux personne ne peut savoir.
Pour arriver à la plage, je devais gravir une dune et ce moment où je montais sur la dune était toujours un moment très spécial. J’y allais pratiquement tous les jours et à chaque fois j’avais le cœur qui battait fort comme lorsque tu n‘as pas été à la mer depuis longtemps et que tu la redécouvres.
L : C’est toujours étonnant.
Toujours étonnant oui, j’ai découvert que même si on cherchait à la comprendre autrement, la mer est là tous les jours elle ne « bouge pas », mais elle n’est jamais la même, il y a d’ailleurs une artiste dont je viens de découvrir le travail, Lili Dujouri qui est une des pionnières du conceptuel en Belgique qui avait présenté un travail sur Ostende dans une exposition collective à laquelle j’avais participé. C’est une femme de 80 ans qui lors de l’expo, avait présenté sept écrans, elle avait filmé la mer en noir et blanc, 6 des 7 écrans sont fixes (arrêt sur image) et le septième écran était la mer en mouvement et chaque jour c’était un autre écran (7 comme les 7 jours de la semaine), et elle parle comme ça de cette impression de la mer qui ne bouge pas et qui pourtant est différente chaque jour.
L : Dans votre livre on ressent une musique une répétition et pourtant chaque planche est différentes.
D : C’est magnifique que tu utilises le mot « musique », je vais y venir parce que c’était extrêmement important aussi.
L : Oui comme le bruit des vagues.
D : Oui, mais plus que ça, au départ j’ai peint la mer puis je me suis un peu écartée du littoral pour montrer les campagnes flamandes, où il y avait aussi ce côté un peu surréaliste : on ne voit personne, on se retrouve comme dans ces peintures du XVIIIe-XIXe siècle.
L : Des lieux où l’on peut se sentir très seul comme à l’intérieur d’un cadre très romantique ?
D : Oui, la première contrainte que je me suis posée pour faire ces paysages concernait les couleurs pour peindre la mer et le ciel. J’avais décidé de ne jamais utiliser la couleur bleue, couleur qui représente très bien la mer chez nous. Je suis plus dans les « couleurs sans couleurs » les gris bruns, les gris verts les tons sans ton, c’est ça qui m’intéressait. Petit à petit, j’ai commencé à me dire que ces paysages, cette côte, ces dunes, dans ce moment de confinement où les corps ne peuvent pas se rencontrer, qu’ils abritaient peut être des scènes secrètes amoureuses où des gens se rencontrent, se touchent et se cachent et c’est pourquoi ce livre (qui est le premier de trois tomes) est repris sous un terme plus global de « derrière », derrière avec toutes les connotations que ça peut avoir. Je voulais que le paysage puisse être abordé par une trame érotique : comment le paysage peut-il évoquer des rencontres amoureuses, de l’amour en général, ou le sexe et les envies de corps ?
Malgré le fait que je ne voulais peindre au départ que des paysages, je désirais aussi me laisser aller à tout ce qui me paraissait nécessaire : des personnages sont donc arrivés sur cette plage, il y a une figure, Irène, qui est une femme entre 50 et 60 ans, ce personnage est venu d’une bande d’images de photos anciennes que j’aie, où on voit trois femmes d’un certain âge, mûres, et elles semblent prendre un plaisir énorme à faire de l’effeuillage, elles se déshabillent face caméra et celle du milieu (elles sont en slip et seins nus) a détaché son corset et semble le balancer vers la caméra. C’est une image qui m’a vraiment marquée et donc ce personnage central est devenu une figure du livre, elle est venue se promener sur cette plage, puis elle a été secondée par l’arrivée de trois hommes en costume.
Durant le processus de création de ce livre, j’étais un jour partie en promenade, il y avait une petite fanfare très amusante avec trois types habillés à l’ancienne comme une fanfare du début du siècle et il y avait un chef d’orchestre avec un grand bâton qui donnait la mesure. Il était devant une fanfare de 40 personnes et, devant lui, il y avait une personne qui ressemblait un peu à Léopold II et il tapait sur une grosse caisse comme un dératé et le type à côté de lui jouait du soubassophone. Je les ai suivis parce que je suis vraiment tombée en amour de cette fanfare, elle s’appelait « LA MÈRE CALME » et ils s’autoproclamaient la plus petite fanfare du monde. Je me suis dit que ça serait bien de faire descendre cette petite fanfare sur ma plage ! À la place de cette fanfare est apparue la majorette, et tout ça je l’ai fait sans réfléchir au pourquoi du comment ces personnages s’imposaient à moi et je les ai peints. Je voulais aussi trouver un moyen de briser l’aspect paysage à l’ancienne, par des formes abstraites et donc dans le petit carnet, tu as tout le laboratoire de recherche de ces formes. Je souhaitais que ça devienne une sorte de musique joyeuse où justement il y aurait des couleurs plus pastel et lumineuses qui envahiraient le paysage quitte à le recouvrir entièrement.
L : Je viens de regarder ce carnet et il y’a des écritures qui me font penser à un scénario et qui résonnent avec les planches cinématographiques du premier carnet.
M : C’est vrai que ça fait très documentaire, ça pourrait presque être un film.
L : Oui à travers le regard contemplatif.
M : Oui et à travers les performances d’Irène, il y a quelque chose de très cinématographique.
D : Effectivement, il y avait quelque chose comme ça, une sorte de glissement, mais avec une progression cinématographique narrative, une narration très ouverte, poétique, mais je voulais qu’il y ait une sorte d’axe narratif et au moment où j’ai fait le montage (les peintures ne sont pas présentées dans l’ordre chronologique où je les ai faites, à part les trois premières), il s’est passé un truc spectaculaire que je n’avais jamais vécu en faisant un livre, j’étais dans une sorte d’euphorie pendant deux jours alors que j’étais au plus mal et je ne comprenais pas ce qui m’arrivait et quand j’ai fini ce montage je suis allée chez Thierry, mon éditeur, en lui disant qu’il s’était passé un truc avec le montage, c’était bizarre parce que je l’avais fait en une traite sans hésitation. On regarde le montage ensemble, et lui aussi a éprouvé un truc très fort. Mon éditeur est aussi un de mes meilleurs amis, il m’a beaucoup soutenue durant cette période, et il a aussi ressenti quelque chose de très fort.
J’ai donc écrit un texte pour avoir un soutien à l’édition et j’ai commencé en disant que quand j’étais petite, dès que je voyais passer une fanfare ou des majorettes, je me glissais dans le rang et je marchais en cadence avec eux et je disais à mes parents que plus tard je serais majorette. En écrivant ce texte, j’ai réalisé que cette femme, Irène, qui marche sur la plage ça pourrait être finalement une projection de cette période, de moi-même. Cette plage déserte serait cette solitude que je traverse, et puis ce moment où Irène bifurque, va vers la mer, dégrafe son corset et le jette dans l’eau comme libérant sa féminité. Arrivent cette majorette et les trois hommes en costumes. Pour les trois hommes costumés, j’ai beaucoup réfléchi au chiffre trois et j’ai pensé à mon compagnon qui portait beaucoup de costumes, et je me suis dit que trois c’était un peu le dédoublement, la figure passée, présente et future de l’être aimé et la majorette c’est le double d’Irène, mais victorieux. Par ailleurs, le livre termine sur la majorette qui, cette fois, est seule, mais qui marche avec son bâton haut dressé comme la cheffe d’orchestre de sa propre vie redevenue libre, joyeuse et prête à en découdre et elle marche fièrement, entourée de ses formes de couleurs.
Quand j’ai écrit ce texte et que cette signification cachée m’est apparue, j’ai été au bord des larmes, mais ça n’a jamais été aussi fort de travailler à ce point là avec l’inconscient et de laisser ainsi l’inconscient émerger malgré toi.
L : C’est marrant que la fanfare soit réapparue dans votre vie pendant le confinement !
D : Au départ, je pensais faire un livre sur ce paysage un peu étrange, mais revenu à une période peut être de cent ans passés à la splendeur d’Ostende au temps du peintre belge, James Ensor. il y a aussi un autre peintre un peu moins connu en France, Léon Spilliaert. Ils étaient contemporains, ils habitaient tous les deux à Ostende. Ostende c’est un lieu très étrange parce qu’il est très connecté à une histoire du passé, mais fortement artistique et c’est un endroit où tu ressens encore une forme de lutte, c’est encore une vraie ville et il y a une résistance artistique très importante. Ce que j’aime aussi beaucoup et que je retrouve en Bretagne (je suis amoureuse de la Bretagne), c’est que ce sont des zones qui se méritent, on ne peut pas venir vivre dans un lieu comme ça sans accepter de devoir faire des efforts, il y a une rudesse, il y a le vent il y a la pluie, ce n’est pas tout le temps doucement chaleureux, mais c’est ça la beauté aussi et c’est ça que je recherche chez les êtres humains et donc peut être que la passerelle à faire entre ces deux travaux c’est justement de ne pas chercher l’impression première visuelle, ce qu’on voit, mais ce qui se cache derrière, à l’intérieur dans les profondeurs, dans les replis, et qui est l’amour finalement, qui est le trésor sensible ! Mais incluant la part de handicap et de fragilité auquel tu dois répondre et accepter ça, si tu aimes l’autre tu dois accepter sa rudesse et c’est valable pour le paysage, c’est valable pour tout le reste.
M : Et puis l’intérêt est de jeter aussi son dévolu sur une plage qui n’est pas trop touristique, je pense à la Méditerranée. En Italie, il y a une plage qui s’appelle Rimini qui est noyée de monde il n y a plus vraiment de beauté et c’est intéressent de représenter une plage qui est déserte avec un ciel qui n’est pas comme dans les cartes postales.
L : Oui, et puis l’étrangeté laisse place à la rêverie et vos personnages ils apparaissent comme ça.
D : Oui, c’est tout à fait vrai. Vraiment bravo pour vous parce que ça me touche beaucoup d’avoir votre retour. Parce que parfois on fait un travail et, pour moi, il se fait aussi à deux il y a celui qui le fait et celui qui le regarde.
L : Oui, je trouve qu’il y a de la place pour le lecteur dans les livres que j’ai lus de vous, pour nous laisser de la liberté pour interpréter.
M : Ça nous laisse une force de supposition et c’est vrai qu’on n’a peut-être pas toujours ça dans les bandes dessinées, on est directement dans une narration.
D : Oui, très précise avec même des personnages, dont le caractère est très réduit, avec le courageux, le gentil, le méchant.
L : Et puis, on a tendance à s’accrocher au texte aussi pour se guider et pour chercher le sens de l’image.
D : Oui, et pour revenir au texte justement, au départ mon idée était d’évoquer l’aspect érotique que les paysages pouvaient contenir spécifiquement dans ce moment du confinement où les gens n’étaient pas censés se toucher ni se rapprocher ; et donc je voulais le ponctuer pour le lire comme une sorte de prose poétique autour de ces scènes. Et donc, j’ai commencé à écrire ce texte, et j’ai beaucoup hésité à les mettre directement dans les peintures, quand j’ai commencé à comprendre qu’il y avait une connexion avec la période que je traversais alors, je ne pouvais plus les mélanger, parce que si j’avais mis les textes directement dans le livre on n’aurait pas pu percevoir dedans quelque chose de plus justement interprétatif. C’est pourquoi, j’ai décidé de publier cet autre livre aussi parce que c’est un cheminement, comme les coulisses, comme si on avait accès à la pièce de théâtre puis à toute la préparation des décors, vous voyez. Il y aura trois tommes, et les textes sont liés à certains des paysages ou à ce que les paysages évoquent pour moi comme scènes cachées.
M : Et donc pour revenir à ce point de l’érotisme et pour revenir à l’exposition, vous faite une collaboration avec Kai Pfeiffer, Le Jardin des candidats, on s’interrogeait sur la manière dont vos travaux avait fusionnés, et aussi par rapport au titre avec le mot « candidats » qui, sur le moment, nous avait un peu étonnées, parce que « candidats » ça rappelle beaucoup ce que l’on peut voir actuellement dans les télé-réalités, avec les candidats autour de l’amour, autour des rencontres, et puis je crois que ça porte beaucoup autour des rencontres avec les applications de rencontres.
D : Alors j’ai rencontré Kai il y a dix ans à un festival et on a commencé à collaborer depuis ce temps-là, moi j’avais flashé sur son travail et lui sur le mien, et on avait très envie de se revoir. Alors je lui ai demandé de me faire une proposition de jeu artistique en prenant en compte que lui habite à Berlin, et moi à Bruxelles et que ça devait pouvoir se faire à distance. Donc il m’a envoyé cinq planches qui m’ont vraiment secouée on peut dire, parce qu’elles avaient pour moi une telle qualité artistique intelligente. J’ai déjà pensé au cours de plusieurs festivals, dans l’enthousiasme du moment, à faire des collaborations, mais lorsque ça démarre soit la personne à un monde beaucoup trop fort dans lequel je ne peux pas prendre ma place, soit c’est le contraire, et j’ai l’impression de m’ennuyer, et donc il faut vraiment une personne avec qui tu as l’impression que tu as les mêmes forces : psychologiques, artistiques et même politiques, et surtout sur l’ardeur du travail. Et puis il m’avait donc envoyé cinq planches avec un principe très simple de quatre cases par plages selon une division : la moitié horizontale, la moitié verticale. Le thème était les rencontres amoureuses sur les sites Internet. L’idée c’était : on peut faire quatre pages narratives qui se suivent, ou bien dessiner, on peut changer de technique quand on veut ou pas. C’était très libre. On le scanne et on l’envoie, et l’autre réagit ou pas. Quand on arrive à cent planches on pose toutes ses cases sur une table, on les mélange et à partir de cette bande d’images on voit si on peut construire une narration. On a inversé le processus de la bande dessinée habituel qui est normalement d’écrire un texte, de le découper, de le mettre en story-board et puis de l’illustrer.
L : Vous avez voulu reconstituer un hasard ?
D : Oui c’est un peu ça, faire des formes de suggestions et de hasard et aussi pour voir comment ça ouvre. Mais quand on est arrivé à cent planches on s’est rendu compte qu’on avait déjà un squelette d’histoire parce qu’on avait déjà des motifs qui étaient devenus récurents, mais aussi des personnages. Donc en fin de compte on avait un personnage qu’on a appelé La mère qui a croisé des hommes sur Internet à la suite d’une rupture avec son mari, Agent love , et après la disparition de sa fille qui est une nageuse. Et donc, les motifs : on a des livres, des buissons dans son jardin, des homards, des paons et des candidats. On a imaginé que le livre donnerait à voir les fantasmes de cette femme, où elle convoquerait dans cette maison tous les hommes, et elle va se vivre comme une sorte de reine de cette cour masculine, et bien sûr imaginer que tous ces hommes sont éperdus d’amour à prêts à satisfaire tous ses caprices. Mais en fait, elle va leur faire faire des travaux sans sens, comme par exemple : il y a pleins de livres dans sa maison et ils doivent transporter des piles de ses livres, certain dans le jardin ; à d’autres, elle va demander de chercher un chien qui a été enterré dans le jardin ou bien de construire une piscine pour sa fille qui devrait normalement revenir. Évidemment, la piscine n’a pas été construite au bon endroit, alors s’ils avaient l’extrême gentillesse de la déplacer de dix centimètres, ce serait parfait. Donc voilà l’histoire de base. Dans ce livre, on s’est permis une double page qui est le jardin des candidats et qui pour l’exposition a été notre point de départ. On s’est dit que ce serait amusant d’illustrer ce jardin mythologique qui est la réserve naturelle des candidats qui est un jardin infini, et d’imaginer que ces candidats espèrent pouvoir un jour pénétrer les murs de la maison. On s’est amusés avec tous les motifs que l’on pouvait trouver dans ce jardin, notamment les petites annonces. Alors on s’est inscrits, Kai et moi, sur des sites, parce qu’on voulait comprendre le vocabulaire utilisé, donc moi c’était Meetic, et Kai, lui, sur un site olé olé qui s’appelle mignonne.com et qui nous a servi vraiment de puit sans fond de poésie concrète. Et donc on s’est construit une banque de petites annonces incroyables. C’est un site qui est à nonante pour cent fréquenté par des hommes persuadés de pouvoir trouver facilement quelqu’un pour passer la nuit, et qui ne s’embarrasse pas et ça donne des choses assez géniales. Une partie de ses annonces sont en haut dans la galerie et les candidats sont toujours en larmes et en transe d’amour, attendant La mère avec dévotion. Et donc, il y a les paons et les livres et les trous, tout devient jeu à décliner. On peut les conjuguer, en faire des déclinaisons, mais nous on voit vraiment ça comme des motifs visuels qui peuvent être mélangés, juxtaposés, et qui deviennent des bizarreries poétiques. Et puis, du coup, cette expo est presque la dixième version et la narration change tout le temps, selon l’espace du lieu…
M : C’est un peu différent à chaque fois alors. On voulait aussi vous demander par rapport à votre travail, vos inspirations… ?
D : Oui pour être complètement honnête, je pense que mes influences se situent autant dans le vivant ou les relations ou ce que j’observe des relations, que chez d’autres artistes. J’ai toujours fui les inspirations trop proches de mon milieu. Moi je ne viens pas du milieu de la bande dessinée, j’ai fait des études d’illustration que j’ai aussi fuies, car on nous enseignait surtout l’illustration pour les livres pour enfants et ce n’était pas tout à fait ça que je voulais, et effectivement j’ai toujours était plus fascinée par les films et la photographie et principalement l’image. Mais mon compagnon avait un label de musique expérimentale et il faisait lui-même des films documentaires. Et alors ces discussions autour de la nature expérimentale d’un travail m’intéressent plus que tout. C’est-à-dire qu’une fois que tu comprends l’expérimental dans la musique ou dans la peinture tu peux lire presque n’importe quel travail même si tu n’as pas pratiqué cette discipline, tu peux accéder à, tu comprends l’intérêt de vivre une expérience qui te change. Donc parfois il faut endurer un peu. Sinon, il peut y avoir de grands écrivains, par exemple j’ai eu une expérience très forte avec Richard Powers qui est un américain de la veine de Jonathan Franzen qui a fait les corrections. Comme beaucoup d’écrivains américains, ils ont une écriture charpentée, complexe, très savante, mais soudain ils ont une capacité pour détailler les micro-détails de la nature humaine. Comme dans Du temps où nous chantions, qui fut un choc artistique. Et donc, moi-même je ne me situe pas comme une artiste de bande dessinée, quand on me demande ce que je fais je suis toujours un peu embarrassée, je dis que je suis autrice, et que je travaille l’image narrative. Je suis à cheval, un pied dans les arts plastiques et l’autre dans la bande dessinée contemporaine avec pour fil : la narration.
Et pour revenir sur le travail précédent avec La mère, parce que c’est assez curieux, c’est une figure principale, un peu inatteignable avec toute une réflexion autour de la figure de la femme et de l’envie que j’ai de jouer avec son émancipation. Et ici, dans ce travail, on lui a donné une place pour jouer sur les postures de pouvoirs et de dominations. Et si cela avait été un homme qui domine une cour de femmes cela n’aurait pas provoqué de choc perturbant. Alors beaucoup de personnes, dont des hommes, m’ont dit ne pas avoir aimé ce livre avec le caractère de cette femme despotique. Mais en fait elle n’est pas elle-même comme ça, ce sont ses fantasmes. Elle est dans une période de creux dans sa vie, alors c’est tout ce qu’elle pouvait imaginer. On souffle tout le temps le chaud et le froid. Avec Kai ce qu’on adore, c’est de travailler l’ambivalence des personnages et qu’ils soient en même temps les plus forts du monde et les plus faibles, en même temps tristes et contents, méchants et gentils.
L : Oui dans Ostende et dans Homme loup, vous représentez des hommes en costumes car il est symbolique, et là vous les mettez dans une autre posture.
D : Oui à poil ! (rire)
D’ailleurs on a poursuivi une série de bandes dessinées à caractère politique, basée sur un événement qui nous paraît marquant, dans laquelle on reprend ces personnages. La mère a pour vocation de mettre les candidats à niveau et elle leur fait faire des visites pédagogiques, et elle les emmène dans des lieux. On a imaginé, par exemple, qu’elle les emmène dans un centre fermé pour les migrants à coté de Bruxelles pour les sensibiliser à la cause et ça ne tourne pas très bien. Et dans une autre, on parle du carnaval d’Alost qui était dans au patrimoine de l’Unesco, mais qui ne l’est plus car il est maintenant un peu antisémite avec des chars avec des représentations douteuses. Le principal de leur show tourne autour de ça, donc on a fait un épisode où les candidats vont à ce festival.
L : Tout à l’heure vous disiez que vous aimiez vous mettre un peu en danger en tout cas ne pas être dans la maitrise par rapport à vos mediums, je voulais vous demander si vous en aviez un plus ami qu’un autre. Mais ma question n’a plus de sens, est ce qu’on pourrait dire que votre medium est la narration ?
D : Le medium est plus une technique. Mais alors dans ce sens ce serait comment bousculer le cadre de la narration et ce sont plus des recherches expérimentales. Je comprends pourquoi tu me poses cette question car par extension la narration devient un terrain. Si on travail des formes narratives qu’on maitrise trop bien comme les formules de gag par exemple, ils sont renouvelés, mais ça ne change pas la machine et le mécanisme. Tandis que c’est vrai que je cherche tout le temps à partir à zéro. Chaque livre est un projet qui n’a rien à voir avec le précédent. D’ailleurs j’enseigne dans deux écoles en bande dessinée et illustration et franchement l’une des choses que je dis le plus à mes étudiants c’est de ne pas chercher un style, éventuellement à la sortie de l’école pour avoir une signature pourquoi pas, mais d’essayer plutôt de visiter pleins de pays et de penser chaque projet de façon unique. Pour moi, on doit d’abord penser à ce qu’on veut raconter et en fonction de ce que l’on veut raconter, l’outil et le medium, le support vont servir cette narration. Et non pas le contraire. Je crois que ça c’est important. Comment repousser les frontières de la narration ça va être tout le temps en essayant d’aborder les récits par d’autres angles, parfois en inversant les processus, mais aussi en cherchant à flirter avec d’autres champs artistiques, ça pourrait être l’animation, ça pourrait être un documentaire par exemple. Je n’ai jamais fait de récit proche d’un documentaire, mais ça m’intéresserait, ça m’obligerait à repenser le livre l’objet livre tout à fait différemment.
M : Ce serait super, et vous avez peut-être d’autres projets à venir ?
D : Avec Kai, à partir du livre, on va créer la série des expositions, mais maintenant on voudrait avec la matière de l’expo refaire un livre, comme un aller-retour. On a trois projets sur le feu. On aimerait bien écrire un livre autour du BDSM avec une femme dominatrice à nouveau, mais dans un sens totalement différent que le personnage de La mère. Ce serait une femme qui se sert de l’emprise qu’elle a sur les hommes qui cherchent son emprise pour leur permettre de leur ouvrir leurs ailes. Ce serait une autorité bienveillante et sublimante. On avait aussi envie d’écrire un projet jeunesse avec un personnage féminin encore qui est une petite fille qui s’appelle Lili qui a envie de fonder une secte à l’école et les profs vont vouloir faire partie de cette secte. Et le troisième projet serait une sorte de biographie de Fassbinder.
Entretien avec Dominique Goblet, mené par Manon Orsi et Laura Lejuez en octobre 2022.