Dans le cadre des Itinéraires graphiques, nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec l’artiste Doublebob, auteur de Le chat n’a pas de bouche vous aime beaucoup (2008) et Mes locataires (2018), édités par Frémok. L’artiste se confie sur son installation intitulée BASE/ZONE, située au fond de la Galerie du Faouëdic, à Lorient.
C’est proche d’un petit tipi orné de dessins et de branches de bois que nous le rencontrons.
• Avant de commencer, est-ce que tu peux te présenter un peu formellement ?
Je suis Bob, DoubleBob, je fais du dessin et je produis de la bande dessinée en auto-édition, régulièrement en
collaboration avec la structure d’édition Frémok.
• Tu dis que tu fais du dessin, est ce que ton statut te définit comme dessinateur, ou artiste ? As tu une manière de te qualifier ?
J’ai essayé de séparer le dessin et l’argent. Je dis ça, car souvent nous nous définissons par notre métier, et le
métier, c’est souvent celui qui ramène de l’argent. Il est compliqué de lier à la fois le dessin et l’argent, car cela
nécessite de faire des compromis. Je n’aime pas réaliser des commandes, car ma méthode de travail se fait de manière spontanée. J’adore le dessin, et je l’aime de la même manière qu’un musicien aime la musique, et qu’un danseur aime la danse. Pour répondre à la question, c’est une manière d’envisager la vie, à travers mon dessin.
• Quel est ton parcours, comment as-tu construit cette manière de penser ?
Le parcours le plus classique, je pense, est d’avoir tout le temps dessiné. Mais beaucoup de gens lâchent cette
pratique, à cause de la pression des codes de la pratique du dessin : « il faut savoir dessiner ». Personnellement, j’ai persévéré, et cette pratique a continué à faire partie de ma vie, sans cette donnée-là.
• Est-ce que tu considères ton travail comme de la bande dessinée ?
Je vous retourne presque la question, qu’est-ce qui définit la bande dessinée ? Personnellement, je considère mon travail comme de la BD, car je trouve que c’est un super médium, beau et ouvert, qui utilise beaucoup de codes. Nous avons tendance à définir la bande dessinée comme un ensemble de ces codes-là.
• Il y a un débat entre le roman graphique et la bande dessinée. Est-ce que c’est une chose qui te questionne ? As-tu une position là-dessus ?
Il y a quelque chose que je trouve vraiment joli. Avez-vous déjà vu les BD de Winsor McCay ?
Ça fait partie des toutes premières BD réalisées, et nous captons qu’il est en train d’inventer une partie des codes de la BD. Il y a eu des choses, bien sûr, comme par exemple le cas des Égyptiens ou des Japonais, ou je ne sais qui… Disons qu’il [McCay] commence à créer une chose, qui paraît dans un journal, avec des cases à suivre. Il mettait des numéros, ce qu’il se passait dans ces cases. Cela, à notre époque, nous montre comment ces codes ont été ingérés et par qui, alors que nous avons oublié que nous étions libres dans la forme de nos récits.
• Donc tu fais totalement l’inverse ? Il y a une manière d’explorer ton travail, qui n’est jamais totalement
linéaire.
Ça ne fait pas partie d’une recherche technique. Je n’essaie pas de créer un nouveau type de bande dessinée.
Mais c’est comme ça que ma logique se représente une bande dessinée, tout comme Windsor McCay a sa
propre logique des codes de la BD. Ça propose aux gens une liberté de faire de la bande dessinée.
Je compare ça avec de la musique, tout le monde peut faire de la musique, tout le monde peut faire de la BD.
Tu es d’accord pour qu’un livre soit un roman, de la même manière, cela pourrait être de la poésie. Chacun ne
s’attend pas à la même chose, alors que c’est le même recueil. Ça pourrait même être la revue technique de ta
voiture par exemple.
• Qu’est-ce qui t’a amené à travailler avec Frémok ?
Je suis arrivé pour la première fois au festival d’Angoulême grâce à un ami qui m’a fait entrer. Il m’a présenté
à Frémok. Je réalisais des dessins que je leur ai présentés, et ça s’est bien passé. Puis ils m’ont proposé de faire une bande dessinée pour la maison d’édition.
• Tu as présenté ton travail autour d’un accrochage officiel ?
Non. Je vendais des dessins du même format que mes livres, à prix libre, aux gens autour de moi, c’était lors
d’une conversation que j’ai pu rencontrer Frémok.
• Chez Frémok, il y a une manière d’éditer un peu hors norme. Thierry Van Hasselt nous expliquait [lors d’une conférence organisée le 10 octobre 2022 à l’Eesab de Lorient] que leur intérêt était davantage tourné vers l’esthétique de l’ouvrage que vers la rentabilité. Tu parlais d’auto-édition, Mes locataires a pris une forme particulière. Quelle marge offres-tu lors des éditions avec Frémok, dans le domaine de l’édition, la reliure, etc. ?
Mes locataires, je l’ai réalisé en auto-édition à la base. Ça n’est pas un bouquin que je voulais montrer plus
que ça, c’était pour moi. Je l’ai sorti en 30 exemplaires. Ça leur a plu, donc ils ont voulu le sortir, car il correspondait à cette attache qu’ils ont avec ce genre de formats peu communs, qui sortent des normes.
• Tu travailles sur papier carbone, notamment dans Le chat n’a pas de bouche vous aime beaucoup. La couleur est noire puis devient bleue selon les ouvrages.
Le carbone, ce sont des feuilles de couleur, de plusieurs types, celles des médecins, entreprises, et celles pour
les machines, beaucoup plus grasses. On trouve différentes couleurs de carbone. Ça devient rare.
Le bleu dans mes bandes dessinées est parfois du carbone, une couleur que j’aime beaucoup, et parfois du
stylo à bille ou monotype. J’utilise ce papier car je l’ai trouvé dans la rue et j’ai décidé de jouer avec. Et quand tu dessines directement sur la feuille, tu ne vois pas ce que tu dessines, c’est très amusant. Voir son trait nous fait dessiner d’une certaine manière, disons que les yeux guident la main. À l’inverse, quand le trait est invisible, tu dessines avec une autre partie de ton cerveau. Ça amène à des accidents intéressants. Avec l’expérience, j’ai pu voir que la lumière traversait partiellement le papier, donc je m’amuse à retracer ce que j’entrevois grâce aux empreintes.
• Dans ce même livre, on remarque une certaine virtuosité dans ton dessin, comme par exemple des passages ou les traitements esquissés sont détaillés et réalistes, et d’autres plus naïfs, en line art. Est-ce que tu essaies de te retirer de cette technique en retournant dans un travail de formes simples ?
En effet, à partir du moment où j’ai trouvé le carbone, j’ai commencé à me lasser de ma manière de dessiner.
Je jouais à chercher plein de manières de représenter ça, car il y a cette espèce d’état dans lequel tu rentres
dans quelque chose qui marche, mais tu commences à t’ennuyer, car il n’y a plus la vie, plus d’accidents, plus de jeux de hasard. Pour jouer avec le hasard, je dessinais dans le bus, ou je suivais la ligne d’un insecte. Le critérium et le carbone sont des manières de dessiner différentes. Le côté « virtuose » est très agréable, pour le côté transe. Tu peux passer trois jours sur le même dessin, et rentrer à l’intérieur. Par contre, ce travail perd en vie. Le carbone offre une réelle sensation de vivant, donc mélanger les techniques est amusant par rapport à l’accident.
• Y a-t’il des artistes qui t’ont influencé dans ta volonté de faire exploser cette virtuosité, afin de revenir à
quelque chose de plus expressif ?
Je pense souvent à la musique, j’écoutais des choses expérimentales, et tu as ce truc du « viens, on joue ». Ce
qui est amusant, c’est que parfois ça marche, et parfois ça ne marche pas. J’ai pensé à Matsumoto, c’est formidable.
• Tu as des noms d’artistes qui te plaisent ?
Beaucoup. Parfois, souvent, dans les BD, je cache à la fin une playlist de morceaux que j’ai écoutée pendant ce
projet. Comme par exemple Going Places, un album qui vient d’un groupe qui s’appelle Yellow Swans.
Dans Le chat n’a pas de bouche vous aime beaucoup, j’ai pris une image dans un livre sur le butō, danse japonaise, je l’ai trouvée tellement belle que j’ai fait des recherches sur ses origines. C’est ce qui m’a influencé pour cette BD.
• Comment as-tu fait pour en arriver à l’idée d’une installation ?
La galerie, m’a proposé de faire une installation. L’idée de cette installation crée un lien entre mon habitat et ma pratique. On pourrait même appeler ça : « mes dessins, c’est ma maison ». Car je vis d’une manière assez proche de ce que je dessine dans l’idée de la pratique. Toutes mes BD font partie du même monde. Elle se répondent entre elles, il y a beaucoup de jeux et de clins d’œil pour les lecteurs entre celles-ci.
• Est-ce que ça t’arrive de dessiner autre part que dans ton bureau/atelier ?
Ça dépend de chaque BD, de chaque moment. Par exemple, au moment où je lance un projet, je
ressens le besoin d’être seul. C’est un petit rituel, et, une fois que c’est lancé, il y a une grande liberté.
Mon atelier est dans une petite caravane, dans laquelle je vis ; autant dire que ma table de dessin est aussi ma
table à manger. Et cet espace explique aussi le petit format de mes dessins. BASE/ZONE était un moment où
j’étais en déplacement, et je dessinais sur des petits carnets chez des amis, ou à des terrasses de bistrots.
• Et comment as-tu fait pendant le confinement ?
J’habitais dans ma caravane avec beaucoup de monde. Il m’était arrivé une galère lors de la production d’un fanzine, Quelques minutes après que le temps s’arrête. C’était un ensemble de sept épisodes à envoyer par la poste à des abonnés. Je devais aller le faire imprimer en Belgique, donc je devais faire beaucoup d’aller-retour pendant le confinement.
• Le chat n’a pas de bouche vous aime beaucoup est en ligne [était en ligne au moment de l’entretien. NDLR]. Nous nous interrogions sur la limite de ce qui est autorisé par rapport aux droits d’auteurs, à la diffusion d’images.
Oui, c’est autorisé, on s’est dit que c’était bien. Il a été réédité plusieurs fois. Le but est que n’importe qui
puisse y avoir accès. Le prochain qui va sortir est déjà intégralement en ligne aussi, si jamais vous voulez le
lire sur le site Knock Outsider.
• Es-tu intéressé par l’art contemporain, t’informes-tu là-dessus, vas-tu voir des expositions ?
Très peu. J’ai fait deux ans aux Beaux-Arts. Le monde de l’art, je ne l’aime pas. Le fait d’apprendre à faire de l’art pour gagner sa vie est étonnant, c’est un choix. Ce que je souhaite proposer à travers les installations et les BD, c’est que l’art est une action, passion, accessible à tous types de personnes. N’importe qui a le droit d’y accéder. Dans le concept de l’art contemporain, nous nous retrouvons à changer notre personnalité pour accéder à un diplôme, nous nous vendons, ça ne me plaît pas.
• Tu te lances dans l’installation sans que ce soit ton domaine, c’est impressionnant.
J’aimerais pouvoir trouver le temps et l’occasion d’expérimenter dans plein de domaines.
Si tu n’as pas à te vendre ou à prouver un truc, si tu as envie de le partager, fais-le ! Et puis ça passe ou ça casse. Il ne faut pas s’attendre à ce que l’on nous achète des projets. J’essaie surtout de partager ça, et de donner envie aux gens de faire de l’art, d’être libres, même si c’est un grand rêve.
Entretien réalisé par Anaïs Le Lay et Vincent Coquelet le 13/10/2022, durant l’installation d’Itinéraires graphiques à la galerie du Faouëdic.